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«L'ÉLÉMENT RELIGIEUX»

En retrouvant la base artisanale de la peinture, Gleizes rejoint l’art roman. Dès 1920 il le pressent et n’hésite pas à faire précéder la reproduction d’œuvres cubistes de celle d’une fresque romane. Mais s’il se trouve ainsi à égalité de plan avec l’artisan du xie siècle, Gleizes par là même se sent en complète opposition avec l’artiste renaissant. Avec celui du xvie (et même du xve, du xive et du xiiie), pour qui l’art est «l’imitation de la nature dans ses effets», alors que la nouvelle position prise est celle d’une «imitation de la nature dans son opération», (3) c’est-à-dire selon ses trois lois de l’espace, du temps et de l’éternité. Mais aussi il se retrouve dans une égale opposition avec l’art du xxe, avec celui au milieu duquel il vit, avec ses anciens camarades qui, brusquement, se trouvent séparés de lui par un mur infranchissable. La mentalité renaissante, toute extérieure, en proie à l’immobilité ou à l’agitation, subjectiviste, s’oppose à cette mentalité «traditionnelle» purement intérieure, qui ne connaît que le mouvement vrai, celui qui n’est pas agitation mais vie profonde, et dont l’effort est purement objectif.

(3) Saint Thomas: Somme théologique, Ia, P., Q.117, art.1 Resp. dic. et de veritate, q.11, art. resp. dic.

Surtout, grave conséquence, par sa technique même, l’artisanat retrouvé s’avère religieux. L’élément religieux, ce n'est ni l’espace ni le temps, mais l’éternité; je veux dire: ni la mesure ni la cadence mais le rythme. (4) Et dans un texte remarquable, malheureusement non publié, Albert Gleizes a su définir le rythme mystérieux qui achève toute œuvre artisanale. «Pour définir le rythme, il faut l’objectiver, pour dire où il est, il faut dire où il n’est pas. Le rythme est- il dans l’espace, est-il en conséquence une étendue? Si le rythme était une étendue, il en aurait le caractère, c’est-à-dire qu’il serait inerte, apparemment immobile. Or il est actif et par conséquent mobile. Le rythme est-il alors dans le temps, en conséquence est-il un souvenir ou un désir? Si le rythme était cela, il serait insaisissable, inexprimable, inexistant plastiquement. Or il est le présent et par suite la plasticité elle-même.

(4) Cf. Confluences, n°7, janv. 1942, p.41.

«Alors que signifie cette contradiction? Etre actif et mobile en même temps qu’être «présent et la plasticité même» ? C’est précisément n’être pas dans l’étendue spatiale et n’être pas dans le temps. Paradoxe? Non pas. Exacte situation du rythme, dont la nature est transcendante à la nature de l’espace et à la nature du temps. Ce qui le fait si impressionnant et si nécessaire à notre équilibre, c’est justement qu’il est la condition de cet équilibre menacé par la lourdeur de l’espace, et par contraste seulement, du temps. Le rythme est une nature où les caractères de l’étendue et ceux du temps deviennent véritablement réels d’être simultanés dans l’intelligence. Le rythme est donc une sorte de mystère puisqu’il enferme en vérité sa cause et son effet, son sujet et son objet, qu'il leur confère en quelque sorte l’éternité.»

Et un peu plus loin, Albert Gleizes précise encore un exposé déjà si net:

«Le rythme accompli est donc «la forme» dans sa plénitude, dans sa totalité. Tout ce qui est dans les sens est limité, isolé dans la mesure de l’espace, désespérément seul. Tout ce qui est dans la mémoire, le souvenir et le désir est dans le temps, précaire, en voie d’abolition et d’apparition fugitive. Au delà de ces antithèses, il y a une région qui n’est pas le rien mais le tout, où «l’être» se réalise lui-même, centre qui se dilate sans jamais se nier pour cela, car pratiquement, humainement, un centre qui se dilate est toujours un centre: le changement de grandeur n’influe pas sur sa nature, et c’est la forme véritable, réalisme plastique suprême. Le rythme est bien singulièrement conservateur; alors que l’étendue se perd en elle-même et que le temps se perd en lui-même, le rythme les rattrape, il les sauve miraculeusement. Dans l’œuvre il faudra que les étendues des figures soient là, solides et bien charpentées; il faudra que le temps de la mémoire qui conserve et change devienne une harmonie; grâce à cela le rythme apparaîtra dans sa propre nature, sans attache apparente avec les deux autres natures et cependant les éclairant d’une lumière telle qu’il les transfigure en lui.

«Le rythme ne peut pas être une velléité: il sera ou il ne sera pas. L’homme a à sa disposition à l’extrême limite de ses sensations, à l’extrême limite de sa mémoire, une étrange réalité qu’il utilise pratiquement sans toutefois s’apercevoir que déjà elle lui échappe raisonnablement, parce qu’elle est d’une autre nature que celles de ses personnelles inventions dans l’espace et le temps. C’est la nature de cette réalité des courbes qui désespère les savants lorsqu’ils cherchent à s’en emparer par les voies de la certitude qu’ils confèrent prématurément aux calculs, il y a en elles le mystère, elles ont un secret qui jusqu’ici n’a pas été pénétré malgré l’ingéniosité des moyens d’attaque. Plastiquement, et raisonnablement, on peut saisir ce secret, on peut entrevoir ce mystère en constatant comment il apparaît, comment la géométrie se mue en nombres et comment les nombres relatifs se métamorphosent en courbes complètes, absolues, insaisissables sans plus de géométrie et sans plus de nombres.

«La rondeur est la forme pure, la plastique par excellence, celle qui implique à la fois l’immobile et le mobile, celle où naissent, se développent, s’abolissent et se retrouvent sublimisées, uniques, les figures pittoresques, les images descriptives, les temps fugitifs, les combinaisons de couleurs, aspects multiples et inconstants d’une cause identique à ses effets. La forme circulaire est la forme même de notre œil, le rythme en soi, le chant de l'entraînement, la roue de l’épopée, l’esprit lumineux; tous les arts, séparés par leurs moyens personnels, sont un dans la forme, dans le rythme.»

La citation est longue, mais il aurait été impardonnable, je crois, de la meurtrir de quelque coupure. Ainsi défini, le rythme apparaît clairement, et lorsque Gleizes, parlant de l’époque actuelle et la définissant par ces mots: «l’angoisse du rythme», ajoute en note, au crayon, comme pour lui-même «l’angoisse de Dieu», il ne fait que résumer d’un mot le long éloge du rythme qu’il vient d’écrire. Qui parvient au rythme, exprime Dieu. Le rythme «relie» (religare, religion) les données disjointes de l’espace et du temps, il les «dénoue», les libère, les parachève, fait tout rentrer dans l’ordre et l’unité.

Le rythme parfait ainsi toute œuvre complète, c’est-à-dire toute œuvre en laquelle se retrouvent les trois natures de la Réalité formelle: celles que J. Chevalier résumait à merveille en ces mots: «première nature, le sensible, la géométrie, l’espace; seconde nature, la mémoire, l’arithmétique, le temps; troisième, l’Unité, le Rythme ou Forme ou Lumière, Dieu». (5)

(5) Confluences, n°7, janv. 1942, p.40.

Sur le plan de la couleur (et non plus du dessin) il nous faut reprendre contact avec le mur et rechercher quelles sont sa nature et ses lois. «La peinture murale, écrit Gleizes, (6) part d’une idée simple: un mur peint. D’où immédiatement, le rôle que vont tenir les couleurs. La raison soulève alors la question du dénouement. Où vont aller ces couleurs? Vers quelle fin les destiner? La réponse va de soi: ces couleurs vont tendre vers la lumière. Et voilà définie toute la peinture murale: un acte humain qui se déroule sur le mur entre la couleur et la lumière.» Le premier stade est donc celui de l’accord coloré. C’est celui de l’art renaissant. Là encore nous voici dans la mesure: l’œil, d’un regard, embrasse l’harmonie; c’est le règne de l’immobile. Et il convient de montrer ici combien folle était la tentation impressionniste d’atteindre la lumière par la couleur. Cela revient à vouloir atteindre le rythme par la mesure: qu’un rayon de soleil (du vrai soleil) se hasarde sur la toile et tout le jaune de chrome s’effondre, boueux, sous tant de clarté. Il faut donc dépasser l’accord et parvenir à la cadence: mobilité du ton local réalisée par l’arc-en-ciel. Un ton rouge «meurt au sensible et à ses caractères statiques, à son individualité propre, pour ressusciter à la mémoire, au mouvement de la succession qui modifiera totalement son aspect rouge. La succession va le compléter de tout ce qu’il avait absorbé pour réaliser égoïstement sa basse nature de couleur sur le plan des sens. De sorte que de rouge, il deviendra violet; de violet, indigo; d’indigo, bleu; de bleu, vert; dé vert, jaune; de jaune, orange. Ainsi aura-t-il fait don de lui-même à quelque chose au-dessus de lui, de plus complet, et il aura conquis un plan de réalité supérieure à celui où, auparavant, il était isolé et arrêté. Et lorsque le cycle sera achevé, lorsqu’il ne lui manquera plus rien, il mourra, cette fois au plan de la mémoire, au mouvement de l’arc-en-ciel, pour ressusciter dans la lumière». (7) La lumière rendue par un gris formé de noir et de blanc venant cerner l'arc-en-ciel suivant la forme rythmique reprend l’espace dans sa tonalité égale, et le temps, dans la coloration de complémentarité qu’elle reçoit par résonnance au contact de chaque ton de l’arc-en-ciel: le cercle gris se teinte de vert au contact du rouge, de rouge au contact du vert, etc.

(6) Homocentrisme, p.62.

(7) Homocentrisme, pp.79-80.

Toutefois une question purement technique se pose: de quelle palette devra donc user le peintre traditionnel? «La technique étant d’abord murale, dit Gleizes en 1946, l’huile n’est pas ce qui lui convient... Seulement aujourd’hui qu’il n’y a pas de murs à couvrir, que faire? Pour ma part, je peins mes grandes compositions sur châssis, sur toiles préparées à la colle, avec de la couleur à l’huile et de l’essence. Cela donne une matière mate qui peut faire illusion et donner une idée de ce qu’il faudrait faire réellement. Egalement il y a la question des couleurs elles-mêmes. Devons-nous peindre avec ce que nous propose l’industrie? avec ces chromes et autres ingrédients brillants et extérieurs? ou réduire notre palette jusqu’à ces «terres virginales» que l’on trouve naturées par la nature naturante et suffisamment variées pour satisfaire notre sensibilité? Je pense que c’est à cette dernière alternative qu’il faut nous rallier et non seulement pour peindre des murs avec des thèmes profanes, mais à plus forte raison pour les animer religieusement, pour les faire vivre à tous leurs degrés, pour aller jusqu’à l’Esprit divin». Et ailleurs: «Le vert émeraude est excellent, mais est-il utile dans la palette religieuse? Je ne le crois pas; les romans ne s’en servaient traditionnellement pas. C’est un vert sensuel. Même observation pour les jaunes éclatants: c’est pourquoi l’ocre jaune, une terre, materia prima, est toujours employé traditionnellement. C’est un jaune vivant, pas chimique et inaltérable». Résumant ceci en une phrase, un élève de Gleizes pouvait dire: «La technique à la fresque ne comporte que des terres comme couleurs, comme le mur lui-même». (8)

(8) Henri Dudan (L).

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