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Ill

«DANS LE GIRON DE L'ÉGLISE»

«Combien les melons ce matin, Pelayo? Etes-vous allé chez Feretti?» Son vieux chien Tabou en laisse, Albert Gleizes questionne le régisseur de son domaine. Les Méjades sont tout à l’entour: au loin vous voyez, d’un côté, les Alpilles, de l’autre, le Ventoux (s’il fait beau) et par-dessus tout un grand ciel provençal fait de chaleur et de lumière. Quelques pas, Albert Gleizes m’entretient de ses labeurs:

«Je suis ici depuis la guerre. Le moment était venu pour moi alors d’agir plus énergiquement que je ne l’avais fait jusque-là. Aidé par ma femme et aussi par ce fidèle collaborateur que nous venons de rencontrer, je me suis attelé à la remise en valeur de cette propriété agricole des Méjades. Ce ne fut pas une mince affaire, car les circonstances et nos ressources personnelles étaient défavorables. Cependant nous en sommes venus à bout et aujourd’hui, après six ans d’efforts, la propriété peut contribuer au ravitaillement général» (N.).

Par moment, Albert Gleizes s’arrête. Des yeux il cherche au loin ses deux chiennes perdues dans l’herbe. Alors il les appelle: «Où êtes-vous, Doucette, Whisky, venez que je vous voie.» Puis sans transition:

«Ici, je vis très retiré, dans une atmosphère un peu monacale puisque rustique et en contact permanent avec la nature naturante... Voilà qui est fort utile en notre temps» (L.).

Albert Gleizes me regarde un instant, et devinant la question qui m’occupe:

«Vous voudriez connaître ma situation religieuse actuelle? C’est simple: transformé comme je l’étais par la technique que je redécouvrais, je ne pouvais plus ne pas devenir profondément religieux. Dans mes livres vous discernerez aisément les preuves de cette conscience et les acheminements qui y conduisirent. Plus: je compris la splendeur du christianisme, de sa pensée et de ses réalisations et si je conservais une liberté critique, dure et peut-être trop sévère, trouverez-vous, quant à ses aspects extérieurs modernes, je devenais parfaitement compréhensif à l’égard de tout ce qu’il comportait de permanent et le désir de pénétrer complètement dans l’Eglise catholique devenait chaque jour plus impérieux... Seul, je n’y serais cependant point parvenu. Mais un jour, c’était en 1941, quelqu’un entra dans ma vie qui devait vaincre mes dernières résistances: c’était un Père Carme, le bon Père Jérôme, qui passait quelques semaines dans notre voisinage. Nos coïncidences sur le champ esthétique et sur beaucoup de points d’ordre religieux créèrent une atmosphère de vive sympathie. Je ne tardai pas à vouloir rendre concrètes mes aspirations secrètes... Et je fis ma première communion. Dès lors je pus prendre part aux joies des sacrements et comme me l’avait dit un jour en boutade Victor Basch, je rentrai dans le giron de l’Eglise» (L).

Dans l’ombre, Albert Gleizes me guide vers son atelier. La porte grillagée refermée, désormais à l’abri des moustiques, Gleizes tourne le bouton électrique et la lumière jaillit. Des toiles, d’immenses toiles mates, peintes à l’essence: trois mètres, quatre mètres de haut. Albert Gleizes va s’asseoir à sa table, au fond de la pièce. Il met ses grosses lunettes d’écaille et regarde son oeuvre d’un œil sévère.

Il y a là Le Pape et l’Empêreur, La Chute de Babylone, Simbad et surtout le' triptyque: Crucifixion, Christ en gloire et Transfiguration. Derrière moi, dans les cartons, je sais que d’innombrables calques rappellent les dix années de peine qui ont jalonné la naissance de la crucifixion. Au mur, du reste, un tableau marque une phase du processus de création. Et ce n’est point fait rare chez Gleizes qui revient sans cesse à des toiles achevées pour y ajouter je ne sais quelle touche finale qui les parachève.

«Je crois que c’est là, dans le triptyque, que j’ai été le plus loin, dit Albert Gleizes. Cinq tons employés sans mélange, en à-plats, plus le noir. C’est tout. J’ai retrouvé une palette austère, celle des peintres romans: ocre jaune, ocre rouge, outremer, vert anglais et gris violacé: des terres.

«Il faudrait arriver à la fresque, mais les murs manquent.»


Albert Gleizes: Triptych - Crucifixion, Christ en Gloire, Transfiguration, 1943, Musée des Beaux-Arts, Lyon


Une cloche sonne à quelques pas de nous. Albert Gleizes se lève, vient au milieu de l’atelier, et, s’arrêtant devant une de ses toiles non figuratives:

«Voilà un tableau objectif. C’est de là qu’il faut partir pour aboutir à une figuration suggérée, comme un visage entrevu dans un nuage ou une souche de vigne. Mais surtout ne pas faire l’inverse. On peut ainsi éveiller des images qui restent plastiques tout en n’étant pas académiques (N.). C’est simple, n’est-ce pas? Voilà cependant tout ce qui distingue mes études des travaux contemporains...»

Dans le silence la cloche sonne à nouveau, insistante:

«On nous appelle pour dîner.. Nous allons rentrer au mas, dans cette salle où j’ai écrit en décembre 43 l’article pour Confluences. (22) J’y ai passé plusieurs nuits et je me demandais si cette fois-ci l’appel serait entendu... Et il l’a été, grâce à Dieu!»

(22) Spiritualité rythme forme.

Albert Gleizes m’entraîne hors de l’atelier:

«Je ne surestime pas les résultats que j’ai obtenus jusqu’ici, je le reconnais humblement. Je sais que, par une grâce d’en-haut, j’ai touché quelques éléments véridiques et j’en ai bien conscience. Mais je sais encore mieux que je ne les utilise qu'imparfaitement, médiocrement et que mon vœu de perfection ne sera jamais satisfait. Je sais que je suis encore bien encombré de préventions, de modernisme, de cette foule de tentations que notre époque a mises en œuvre. Je me rends compte de tout cela et ne me leurre pas. Je viens de loin comme peintre et comme homme. J’ai commencé par l'impressionnisme et sous le signe de l’indifférence et de l’incroyance. Je ne puis prétendre à autre chose qu’à être un personnage de transition. Au moins aurai-je fait de mon mieux et le plus honnêtement qu’il me fut possible, sans pactiser, pour être utile à moi-même et aux autres. D’autres viendront, qui iront autrement loin et rencontreront un milieu plus favorable, qui, par la souffrance aussi, enfanteront des œuvres ad majorem gloriam Dei. Quoi qu’il en soit, j’ai reconnu cette vérité à toute action humaine, d’être une prière exaucée. Laborare est orare...» (L.).

Voilà bien où s’achève l’itinéraire d’Albert Gleizes.

La Pierrê-Qui-Vire, le 29 septembre 1946, en la fête du grand saint Michel archange. 
                                                          Dom Angelico Surchamp.

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