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L'ÉLÉMENT FIGURATIF

Mais un problème surgit: une telle technique permettra-t-elle la représentation de figures, partant de sujets? Ne sera-ce point rompre le rythme, la forme totale, ou tout au moins créer un double centre d’intérêt, et de toute manière reléguer en fin de compte la technique au second plan au profit du sujet lui-même? L’histoire de l’art, il est vrai — et Gleizes l’aura clairement montré — va du rythme à la figure. Au xiie siècle, les deux éléments se combattent et dès le xiiie la figure a triomphé du rythme. Cependant l’art roman, l’authentique art chrétien, aura montré le parfait équilibre possible et souhaitable entre figure et forme. Pour cela il faut et il suffit que la figure naisse de la forme, qu’elle en soit la résultante directe.

Avant tout, bien entendu, il y aura lieu de conserver les règles du mur: la surface plane nécessitera une expression nouvelle des êtres et des choses, en leur faisant perdre leur troisième dimension naturelle. Telle sera l’exigence de la mesure. La cadence emplira les surfaces ainsi préparées des remous réguliers ou du moins ordonnés de sa marche spiralante. Et le rythme nécessairement viendra enclore et achever le thème principal — central — de la fresque. «Le Christ en gloire» de Saint-Savin, exemple parfait d’une telle méthode, a été analysé suivant ces principes par Gleizes qui en a montré l’absolue réalisation. Mais cependant, la mesure elle-même, pour être parfaitement murale, ne pourra jamais être copiée directement sur la nature. Elle devra obéir à la translation: aussi le sujet ne sera-t-il jamais que suggéré, non décrit. Ainsi seulement la peinture pourra pleinement demeurer objective, et Gleizes de s’expliquer ainsi: «Travailler sur le sujet, lui demander ce qu’il ne possède pas, biaiser avec les figures et les spectacles extérieurs pour les camoufler avec des géométries surajoutées ou des rythmes primaires, stylisant sans plus, ne rapproche pas d’un pouce de l’objet qui est ordre. Ce qu’il faut parvenir à faire, c’est l’inverse: par des principes atteindre l’objet, qu’il soit dépourvu de toute allusion figurée ou, tout en ne se dénaturant pas, qu’il éveille volontairement les figurés d’un sujet par analogie, comme nous sommes portés à le faire naturellement mais fortuitement en regardant des nuages, des racines, n’importe quelle chose en soi qui, pour être elle-même, peut en raison de certains rapprochements, de certains accords touchant notre mémoire affective, nous suggérer de curieux mirages». (9)

(9) Puissances du cubisme (en préparation).

Ainsi l’artisan pourra créer une oeuvre purement objective, sans aucun rapport avec les spectacles naturels, ou au contraire tout en demeurant objectif, son art pourra fort bien sugérer tel effet de la nature. Mais il y aura avantage, comme le faisait remarquer Robert Pouyaud, à ne pas mettre de titre sous une telle œuvre, afin de ne pas risquer d’entraîner le spectateur à une confusion: il importe en effet de toujours avertir le spectateur que la toile est avant tout objective (et secondairement représentative, ce qui, on le voit, est l’inverse de l’art actuel cherchant en déformant la nature à atteindre le tableau). Ainsi averti, le public sera mieux en mesure de pénétrer dans l’esprit de l’œuvre, et par suite de la comprendre.

Un tel art cependant me paraît souhaitable et préférable à celui qui, purement objectif, ne chercherait à éveiller aucune image. J’entends bien que ce dernier reste matière remarquable à contemplation (Gleizes nous l’aura montré), mais enfin le risque géométrique demeure, et le vague d’une telle méditation pourrait nous leurrer d’illusions. Le Triptyque d’Albert Gleizes, avec surtout sa Transfiguration suffit à prouver l’excellence d’un art tout objectif et cependant capable, grâce à une maîtrise consommée du peintre, de nous suggérer tout un monde de réalités chrétiennes tellement véritables et tangibles. Cette question qui pourrait sembler oiseuse est cependant capitale: elle seule pourra décider de la supériorité de l'art roman sur l’art gaulois ou inversement. (10)

(10) Noter la courbe qui va des illustrations de La Forme et l’Histoire (du reste à voir en rapport avec le ch.13) à Homocentrisme et surtout Spiritualité, Rythme, Forme.

Ce qu’il faut ajouter, c’est que nous sommes ici à la base de tous les arts — Gleizes le disait du reste à propos du rythme. Et l’emploi d’un vocabulaire musical (mesure, cadence, rythme) pourrait sembler étrange en peinture si Gleizes n’avait pris soin de détruire les cloisons artificiellement élevées entre les prétendus «arts de l’espace» et les non moins prétendus «arts du temps». (11) Tous les arts se rejoignent à cette base commune et, on le voit, tout s’ordonne en fin de compte à l’architecture. D’où cette classification des arts que Gleizes proposait avec raison: danse, puis littérature-musique, puis peinture, puis sculpture, et enfin architecture. Gleizes explique la raison du classement: «J’ai entendu un jour un homme de grande valeur, un esprit audacieux que j’admire beaucoup, m’expliquer que l’homme a commencé par bâtir sa maison, puis a fini par faire de la musique et de la danse. Quelle erreur biologique et quelle confusion de l’acte utilitaire avec l’art moral. Acte utilitaire: avant que de faire sa maison, l’homme l’a pensée; il y a réfléchi en silence et en repos. La décision prise, il a changé son repos en mouvement; il a été vers l’emplacement, il s’est donc dirigé vers ce lieu; puis il a tracé sur le sol les contours de la maison; il a enfin élevé les murailles.» (12) Ainsi tous les arts s’enchaînent. «Tous les arts, quels que soient les matériaux d’origine, qui leur donnent un caractère particulier, trouvent dans cette unité du rythme qu’ils touchent tous, l’unité qui les unit les uns aux autres. Et ceci est moins nouveau qu’on ne le pense.»

(11) Notons cependant que le terme mesure est pris dans un sens absolument différent de son homonyme musical: la mesure musicale se confondant avec la cadence, étant d’ordre temporel.

(12) La Forme et l’Histoire, pp.194-196.

Une objection cependant se présente, que Gleizes n’a pas manqué de soulever au passage. Cette technique, assurément religieuse, peut-elle être chrétienne vraiment, puisqu’elle est pré-chrétienne et qu’on la trouve dans tous les arts dits primitifs, de l’art gaulois à l’art hindou? N’est-ce point faire montre de syncrétisme que d’introduire une telle technique au sein de l’Eglise Romaine? (13) On nous a maintes fois formulé cette-objection. Mais à lui seul l’art roman prouverait que la vraie tradition de l’Eglise a usé sans la moindre gêne de cette manière d’exprimer les exigences de sa vie intime. Au reste le plan de l’art reste naturel, et il n’y a rien d’étonnant que les religions se retrouvent sur ce plan. Et surtout, par le judaïsme le Christianisme remonte jusqu’au premier homme, et par différents passages de l’Exode ou du Premier Livre des Rois, il serait curieux de montrer comment certains textes parlant de couronnes, d’anneaux, de cercles, de fleurs épanouies, de grenades, etc... semblent bien nous mettre en présence d’éléments rythmiques purs. Pas plus que les lois de la nature ne diffèrent pour l’Hindou ou le Chrétien, ne diverge la technique artisanale de religions aussi différentes. Et surtout il faut dire avec Albert Gleizes que «la tradition étant antérieure au Christianisme comme lui est antérieur le commencement du monde, tout ce qui a été dit avant lui le préfigurait». (14) Technique religieuse, elle est aussi «universelle». C’est dire assez qu’elle est éminemment apte à être «catholique».

(13) On verra au reste dans les Quatre livres sur la doctrine chrétienne de saint Augustin, livre II, ch.40, la pensée de l’Eglise sur ce point: tout ce qui est vrai appartient à la Vérité et doit être converti au christianisme à qui, de droit, cela revient.

(14) Spiritualité, Rythme, Forme, p.316.

Il faudrait, pour bien faire, signaler les conséquences humaines d’une telle plastique. J’ai dit précédemment (15) quelles exigences profondes elle avait entraînées pour Albert Gleizes: «Il y a quelques années, confiait-il un jour, j’ai eu le sentiment très net que du Cubisme allait renaître une expression religieuse. A vrai dire, je n’avais pas une formation religieuse; rien ne pouvait par conséquent me prédisposer à aboutir à cette solution; je dirai même que lorsque j’ai senti se former en moi ce pressentiment, j’en ai été effrayé; mais, petit à petit, je devins de plus en plus persuadé que le Cubisme rapportait dans son dénouement technique tous les éléments de l’acte traditionnel religieux». (16) Ces conséquences humaines, si Gleizes les a pleinement satisfaites sur le plan religieux, revenant à la foi de ses pères, il n’a pas négligé de les formuler sur bien d’autres terrains. Son effort principal s’est porté sur l’Histoire, et sa recherche du rythme cyclique de l’histoire: conflits entre «périodes spatiales» et «périodes rythmiques» forme la base constante de ses études, de 1921 à 1943. C’est en dire l’importance. En passant, nous avons vu également sur le terrain scientifique la conclusion portée entre arithmétique et géométrie; analogiquement, Gleizes l’a traduite sur le plan de la théologie et de la philosophie. L’œuvre entière de Gleizes témoigne de cet effort de synthèse. Partout il a cherché la justification de ses principes plastiques, en tirant logiquement toutes leurs conséquences. Ceci ne s’est pas fait d’un coup, non plus que sans quelques hésitations dont le cheminement de sa pensée rend compte dans l'étape nouvelle de chacun de ses ouvrages. (17) Mais enfin à l’heure présente, c’est un édifice immense que celui de son œuvre. Et avec bonheur il pouvait écrire en tête de son Homocentrisme ces quelques lignes: «Je me suis trompé, ou je ne me suis pas trompé. Mais si je me suis trompé sur un point, je me suis trompé sur tous les autres. Si j’ai eu raison, par contre, sur un point, j’ai raison sur les autres. Car les aspects divers ont une direction unique. C’est comme toujours le temps qui dira le dernier mot...»

(15) L’itinéraire pictural et spirituel d’A. Gleizes.

(16) La signification humaine du cubisme, p.19.

(17) «Chacun de mes livres représente le bilan d’une étape. En les lisant dans leur succession, vous verrez ce que j’ai modifié, ce que j’ai conservé et développé; ce que j’ai abandonné» (L).

Je ne pense point qu’il faille attendre longtemps pour que la pensée d’Albert Gleizes porte ses fruits. A vrai dire, il suffit de songer que cet homme a su retrouver une technique objective, pour comprendre toute la portée de son enseignement. (18) Alors que ceux qu’on nous présente aujourd’hui comme les «Maîtres» de l'art contemporain, refusent à tout prix d’avoir des élèves, témoin Matisse ou Picasso, (19) Gleizes, lui, ne nous offre point le spectacle d’une œuvre rachetée. Il nous livre un germe qu’il a redécouvert encore vivant après neuf siècles d’oubli. «Mon mérite, dit-il plaisamment, est assez proche de celui du chien truffier qui n’a que peu de rapport avec ce qu’il rapporte. La seule différence serait que j’en ai conscience. Et je ne sais que trop qu’entre ces principes retrouvés et l’application que j’en fais, j’ai souvent sujet à beaucoup de modestie.» L’Enseignement d’Albert Gleizes, c’est qu’il n’est plus nécessaire à chaque peintre nouveau venu de réinventer la peinture, de tout rejeter et de tout reprendre à la base. Ni académisme — ou classicisme, ce qui est tout comme —, ni modernisme, — l’un et l’autre n’étant en fin de compte que d’infructifiables subjectivismes. Mais une technique objective, partant transmissible.

(18) «Mais ce qui est le plus capital encore, la technique de Gleizes est une technique objective, donc elle peut se transmettre», Dom Claude Jean-Nesmy, 'L’Eglise et l’Art sacré' dans Arts, n° 93 (13 nov.1946), p.1.

(19) Cf. l’Introduction de Matisse au numéro de Verve, vol. IV, no13. Sous son apparence brillante, ce texte est tragique. Quant à Picasso, on sait sa volonté de solitude et son désir d’une technique si subjective qu’elle lui soit à lui-même inexplicable (Cf. Témoignages, X* Cahier: Picasso ou le drame de l’homme).

Le Règne de Dieu peut à nouveau surgir, l’art redevenu artisanal est prêt à favoriser son triomphe. «Des temps vraiment chrétiens reviendront, c’est sûr, écrit simplement Albert Gleizes, et des générations profondément chrétiennes sauront et pourront en tirer d’autres partis. Contentons-nous pour le moment de faire de notre mieux et de témoigner ainsi de notre foi...»

Albert Gleizes aura voulu seulement nettoyer le mur pour que nous puissions y venir peindre l’inépuisable gloire de Dieu.

                                                                         Dom Angelico Surchamp.

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