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L’ITINERAIRE PICTURAL ET SPIRITUEL D’ALBERT GLEIZES

«Et n’oubliez surtout pas que c’est la peinture qui m’a ramené à la religion de mes pères...»

Albert Gleizes (lettre privée)


I

PREMIERS PAS DU CUBISME (1)

(1) L’œuvre d’Albert Gleizes n’a guère été étudiée jusqu’à présent. Sa vie, moins encore. Seul, l’article de Jean Chevalier dans Confluences (janv. et févr. 42) a montré l’importance de Gleizes dans l’art présent et à venir. Nous avons donc voulu que cet «itinéraire» soit le plus authentique possible: d’où les références continuelles aux textes de Gleizes lui-même: textes manuscrits le plus souvent, qui seront signalés de la façon suivante:

S.: Souvenirs (en cours de composition).

N.: Notes manuscrites diverses.

L.: Lettres privées.

Les références aux œuvres éditées d’A.Gleizes seront mentionnées en notes. Disons enfin ici qu’A.Gleizes est né en 1881, à Paris, d’un père ariégeois et d’une mère flamande.

Dix-neuf cent quinze. Le Touraine vient de quitter Bordeaux.

La Gironde franchie, c’est la mer et son grand mouvement. Sur le navire, un homme parmi d’autres, un passager: Albert Gleizes.

Dans le va-et-vient des lames et le halètement du moteur, dans l’immensité calme, un à un les souvenirs remontent à la mémoire. Cette vie, brusquement interrompue par la guerre, est-elle morte à tout jamais? Ce monde, ivre de recherche et de beauté, disparu? Qui saurait -le dire...

Il se souvient de son père. Son père! «Mon père, écrira-t-il plus tard, dessinateur industriel et peintre de talent, mais n’admettant que les styles et les classiques, travailleur infatigable, entretenait autour de moi une atmosphère d’insatisfaction, tant ses exigences étaient grandes, et, lorsque je m’engageai dans les recherches qui devaient aboutir au cubisme, on peut imaginer quelle opposition je rencontrai chez lui et quelles luttes je dus soutenir. Ces conditions difficiles me servirent d’épreuves et ne firent que m’affermir...» (N.).

Comme tout cela est loin déjà! Cet essai de vie théâtrale à dix- sept ans! Ce travail dans le cabinet de dessin paternel! Les premières toiles impressionnistes, peintes au lever du soleil, là-bas, vers le pont de Neuilly, au milieu des petites gens du fleuve! Et Carolus Duran consulté par son père et donnant au novice peintre ce beau conseil: «Les valeurs, voyez-vous, mon jeune ami, il n’y a que cela!» (S.). Alors «je n’obéissais, dit-il, à aucune règle, je n’écoutais que mon sentiment et au point de vue technique, j’étais un parfait ignorant...» (S.).

Albert Gleizes relève la tête un instant. Silence. Vraiment, c’est être bien injuste. Il y avait déjà un réel effort dans La Cathédrale d’Abbeville et Nanterre en 1906 était plus construite: un peu de Corot transparaissait sous la touche impressionniste.

Dix neuf cent cinq! Les belles illusions. «Né dans une famille catholique, baptisé mais n’ayant pas fait de première communion, j’avais subi les méfaits de l’éducation laïque toute-puissante à la fin du xixe siècle. J’avais même été anti-clérical et je me piquais d’être areligieux» (L.). Areligieux? Mais n’était-ce point un besoin religieux, au contraire, qui le faisait prendre part alors à titre de secrétaire de la section artistique et littéraire à «l’Association Ernest-Renan, union des étudiants universitaires et des étudiants populaires pour le développement des oeuvres d’éducation laïque»? «Laïque, parce que nous pensions sincèrement que la laïcité était la condition première pour l’établissement du règne de la raison, son contraire étant, bien entendu, un héritage suranné, source de superstitions, expliquant toute oppression et toute ignorance...» (S.).

Dix ans de cela! Si lointaine, l’Abbaye de Créteil» avec Arcos, Barzun, Mercereau, Duhamel et Vildrac? L’aventure avait pris fin au bout d’un an passé, mais n’avait point été vaine cependant... «Martin- Barzun nous irritait... quand il nous répétait: «Je me moque de l’artiste, ce qui m’intéresse, c’est l’homme!» Encore n’avait-il de l’homme qu’une idée sommaire, celle de l’homme politique. Cependant, plus tard, écrira Gleizes au terme de cinquante années d’expérience, je l’ai remercié secrètement quand j’ai commencé à comprendre, à me comprendre, d’avoir fixé l’attention sur le principal» (S.).

Au reste l’Abbaye (2) avait influencé son art et à Créteil avait commencé la crise qui devait le mener au cubisme. «Je cherchais une simplification de la couleur en rapport avec mon désir de simplifier les formes. J’aboutissais plus ou moins à réaliser des peintures plus volontaires, faites d’oppositions et de sacrifices. La tonalité cédait à la couleur et la ligne enveloppait mieux le dessin...» (S.).

(2) En 1927, Gleizes reprit l’idée de l’Abbaye de Créteil et fonda «dans l’Ardèche et l’Isère, à Serrières et à Sablons, les groupements agricoles et artisanaux de Moly-Sabata, pour indiquer la nécessité de replacer dans les villages français des animateurs, artistes et intellectuels» (N.).

Dix neuf cent neuf. Le Portrait du poète Pierre-Jean Jouve de Le Fauconnier. «Ce tableau me fit longuement réfléchir et je lui dois beaucoup.» (S.). Un an plus tard, l’exposition du Salon des Indépendants réunissait quelques futurs cubistes. La Presse du reste s’en aperçut, qui dénonça «les folies géométriques de MM. Le Fauconnier, Metzinger et Gleizes...»

Le cubisme était proche en effet: réunion de 1910 avec Metzinger, Le Fauconnier, Delaunay et Léger. Salon des Indépendants de 1911... Que de souvenirs, mon Dieu! «On s’écrasait dans notre salle, on criait, on riait, on s’indignait, on protestait, on s’y livrait à toutes sortes de manifestations, on se bousculait aux abords pour y pénétrer, on se disputait entre ceux qui approuvaient, défendaient et ceux qui condamnaient. Nous n’y comprenions rien...» (S.).

Et alors, soudainement, le succès! Du jour au lendemain le succès, mais un succès de scandale. Tension aggravée avec son père... Sa mère, par bonheur plus compréhensive, et de fait, elle achetait bientôt à Metzinger une toile: son Nu à la cheminée exposé au Salon d’Automne de 1910.

Autour d’eux la lutte commençait. «Guillaume Apollinaire et André Salmon nous soutenaient énergiquement dans L’Intransigeant et Paris-Journal, d’autres écrivains et poètes faisaient de même; nous étions, par contre, attaqués partout ailleurs dans la presse française. Dans la presse étrangère, l’accueil fut sympathique et, avouons-le, plus compréhensif. C’est un fait qu’en quelques semaines nous étions devenus célèbres: expositions sur expositions à Paris, en province, à l’étranger. Curiosité, mais aussi intérêt réel... Après les Indépendants ce fut le Salon d’Automne 1911 qui ranima les passions dans le grand public et la grande presse. En 1912, interpellations au Conseil municipal de Paris et à la Chambre des Députés» (N.).

Quel changement dans sa vie! Les visites affluaient à l’atelier. On dépassait la peinture, les problèmes intellectuels étaient soulevés. «Les peintres ne restaient pas strictement limités à leur métier, un souffle plus humain ventilait leurs cervelles et leurs coeurs n’étaient plus seulement les pourvoyeurs d’aventures sentimentales ou sensuelles. Des aspirations profondes étaient déclenchées et les faisaient tendre vers des régions aux horizons plus vastes que celles fournies par la peinture uniquement» (S.). Et il n’avait pas été le seul à en bénéficier. «La peinture fut pour les cubistes un moyen de redevenir des hommes. Parmi les créateurs de ce mouvement, il y a des divergences, des oppositions, des nuances, c’est vrai, mais il y a, malgré cela, une impressionnante unité, si l’on sait dégager en chacun ce qui est éternellement humain de ce qui est précaire et individuel...» (3)

(3) Sud-Magazine, 15 avr. 1935, «Les Créateurs du Cubisme», p.24. 

Salon d’Automne. Salle VIII cette fois... Ces jours-là, le vacarme était complet. On ne trouvait pas de «sujet»... Le cubisme était, paraît-il, trop cérébral... Un souvenir revient à la mémoire d’Albert Gleizes: «Le jour du vernissage, Mme Aurel me parlant affectueusement de mes envois et de ceux de mes amis, en me serrant les mains, ne cessait de me répéter: «Trop d’intelligence... Trop d’intelligence...» A quoi je répondais: «Mais, Madame, je vous assure que la peinture n’est pas seulement réservée aux idiots» (S.).

Gleizes, s’arrête un instant. Alentour, la nuit tombe sur la mer. L’obscurité cerne le navire qui vogue tous feux éteints...

La rencontre avec Picasso, la première. Apollinaire les avait menés dans un bar de l’avenue d’Antin, eux, c’est-à-dire Le Fauconnier, Léger et Gleizes. Rencontre cordiale. Picasso les avait félicités de leur envoi. Il leur était inconnu, n’ayant exposé jusqu’alors que chez Kahnweiller, rue Vignon, et c’est là qu’ils étaient allés voir ses œuvres par la suite.

Le cubisme «analyse de volume» (4) le cédait à «la multiplicité des points de vue». La Ville et le Fleuve, le Portrait de Figuière, Les Bateaux de pêche, toiles de cette période, n’ont pas vieilli, si délicates de valeurs et veloutées de matière.

(4) Principales œuvres de cette période: Les Arbres, La Femme aux phlox (Indépendants, 1911), La Chasse, le Portrait de Nayral (Sal. Automne 1911), Les Baigneuses (Indépendants, 1912), L’Homme au balcon (Automne 1912).

Dix neuf cent douze. Du cubisme avec Metzinger. Son seul livre jusqu’à présent. En écrira-t-il d’autres? Pourquoi ce livre? Résultat d’une expérience: «Jean Metzinger et moi, qui avons écrit le premier livre sur le cubisme, le fîmes pour liquider le flot des comment et des pourquoi qui nous assaillait de toutes parts». (5)

(5) Sud-Magazine, art. cit, p.22. Une telle phrase va contre la conception de Dorival qui semblerait voir les théories sources du cubisme et non conséquences (Etapes de la peinture française contemporaine, N. R. F., édit., pp.198-199). On pourrait à ce sujet citer un fort beau texte de Baudelaire sur Wagner théoricien et artiste, cf.: Baudelaire, Variétés critiques, tome II, pp.180-190, Crès, édit.

Comment oublier cette première ligne: «Le mot cubisme n’est ici qu’afin d’épargner au lecteur...» Il y avait une phrase bien mystérieuse vers le milieu du livre: «Que le tableau n’imite rien et qu’il représente nuement sa raison d’être! Nous aurions mauvaise grâce à déplorer l’absence de tout ce dont, fleurs, campagne ou visage, il n’aurait pu être que le reflet. Néanmoins avouons que la réminiscence des formes naturelles ne saurait être absolument bannie, du moins actuellement. On ne hausse pas d’emblée un art jusqu’à l’effusion pure...». (6)

(6) Du cubisme, Figuière, éditeur, p.17.

Phrase prophétique? Qui sait... Le Portrait du Médecin militaire qu’il-peignait à Toul l’an dernier, au prix de quel travail, lui seul le sait (il avait multiplié dessins sur dessins et le. tableau, mon Dieu, retrouvait les qualités des meilleures toiles précédentes,en y ajoutant une préoccupation constructrice de nouvel ordre, un respect plus grand du plan du tableau). Ce «Portrait» serait peut-être à l'origine d’une nouvelle phase de sa vie picturale.

Et un instant il évoque Toul et les souvenirs de sa vie militaire: Colin, Schmitt, Salzédo...

Tant d’événements s’étaient précipités sur lui, ces derniers temps: retour à Paris, réforme, mariage avec Juliette Roche, embarquement et départ...

Et bientôt l’Amérique! Une vie neuve dans un monde neuf. Enfin la paix de nouveau, mais aussi l’inconnu...

L’Inconnu!

Silence. La nuit s’est épandue sur l’océan semé d’étoiles.

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